4 juin 2009
 

Le temps interrompu

Ce texte est un extrait remodelé d'une communication présentée au colloque  «Poétiques et imaginaires de l'événement», Université du Québec à Chicoutimi, 27-28 février 2009.

Comment peut-on envisager la narrativité dans l'époque contemporaine ? Si je propose de la considérer dans son lien intrinsèque avec l'événement,  il m'importe d'abord de la situer dans son rapport avec l'historicité. À cet effet, deux prémisses sont nécessaires afin de placer la situation du contemporain dans une perspective historique et d'établir le cadre dans lequel nous nous situons. Ces prémisses portent sur le début et la fin du contemporain. Cette situation du contemporain me paraît intimement liée à la condition actuelle du récit, non pas par interversion ou indifférenciation, mais par contamination. Raconter aujourd'hui, c'est prendre acte de la position que nous occupons sur le spectre historique, mais c'est aussi refléter, absorber la conception de l'historicité qui est nôtre au sein même du geste de raconter. Le défi de cette démonstration est sûrement démesuré, mais la portée de cette observation peut être fort importante pour notre compréhension de la narrativité aujourd'hui.

Une première prémisse : le contemporain commence au point de rupture entre historicité et actualité. Il est facile de discuter de la période contemporaine et de voir où elle conduit — pour l'instant, elle s'arrête là, maintenant, au moment de la lecture de ce texte. Toutefois, il est plus hasardeux de tenter d'en saisir les premiers moments : en dehors de toute querelle de date, quelle balise peut-on établir comme entrée dans le contemporain ? Si cette période se définit par l'idée du moment continu dans lequel on se trouve, la fracture ne peut donc être établie que par une transition, celle permettant le passage de l'historicité à l'actualité. Avant la transition, tout événement s'inscrit dans la diachronie qui le voit apparaître ; l'interprétation est alors conséquente de cette prise en compte du cours du temps. Après l'histoire, en quelque sorte, se trouve un magma événementiel et factuel se caractérisant fondamentalement par la simultanéité — c'est le règne du présentisme, pour reprendre un peu à la légère le terme de François Hartog (2003). L'horizon est ce présent, où passé et futur sont élaborés en fonction des besoins de l'immédiat : le contemporain est ainsi la clé de voûte interprétative universelle. Cette vision s'oppose fortement à la conception du contemporain défendue par Giorgio Agamben (2008), par exemple, qui propose plutôt une position typiquement essayistique (avec une prise de distance, un décalage par rapport à son temps, rappelant l'impératif d'inactualité avancé par Nietzsche).

Si l'entrée en contemporanéité se perçoit par une plongée dans l'actualité, c'est bien parce qu'en contrepartie cette époque se détache de l'historicité, temporellement et discursivement parlant. C'est là la deuxième prémisse : le contemporain se situe hors de l'histoire, narrativement parlant. Dans Évidence de l'histoire (2005), François Hartog (encore lui) retrace les mutations subies par la discipline de l'histoire à travers les siècles, partant de la charge immémoriale de la mémoire à une saisie de l'histoire comme construction (à l'image du corps humain), de la prétention rhétorique de l'histoire comme discours de vérité à l'analogie établie par Fénelon entre l'histoire et le poème épique, du désir de retrouver la vie (chez Michelet, à sa façon) jusqu'à l'histoire influencée par les sciences sociales, recentrée sur le répétitif et le sériel. Dans toutes ces conceptions, « l'histoire n'a cessé de dire les faits et gestes des hommes, nous rappelle Hartog, de raconter, non pas le même récit, mais des récits aux formes diverses. » (2005 : 173). Il en est de même pour l'histoire littéraire, dont l'objectif est de « proposer une intelligence historique des phénomènes littéraires par une double opération d'intégration des éléments jugés pertinents et d'articulation de ces éléments en un ensemble organisé et orienté » (Goldenstein, 1990 : 58). Ce qui émerge, c'est très nettement la dimension construite du récit historique (Michelet disait qu'il faudrait, pour retrouver la vie historique, « refaire et rétablir le jeu de tout cela » [Hartog, 2005 : 268]) ; ce récit historique est fondé sur une relation métaphorique (un être-comme), disait Ricœur, en tension avec la dépendance avec l'effectivité du passé (un avoir-été de l'événement passé). L'histoire conjugue le fait et une opération d'intelligibilité.

Si Julien Gracq est utopiste en disant que « L'histoire est devenue pour l'essentiel une mise en demeure adressée par le Futur au Contemporain. » (cité dans Hartog, 2005 : 117), il n'en révèle pas moins la forte charge téléologique de l'histoire, révélant un point de vue singulier sur les faits dont elle propose une lecture à la lumière du sens qu'elle leur attribue. Ce sens, c'est en fonction de l'issue des événements qu'il se détermine : au-delà de la soumission béate à la flèche du temps, qui va du passé au futur, nous sommes en mesure de comprendre à rebours l'incidence des faits sur le cours des événements. « En lisant la fin dans le commencement et le commencement dans la fin, souligne Ricœur, nous apprenons aussi à lire le temps lui-même à rebours, comme la récapitulation des conditions initiales d'un cours d'action dans ses conséquences terminales. » (Ricœur, 1991 [1983] : 131)

Or c'est justement cette capacité de lui donner un sens qui stigmatise le contemporain — ou du moins qui confirme son exclusion de l'historicité. En ne sachant pas sur quoi ouvrira la période dans laquelle nous nous trouvons, nous ne pouvons évaluer la portée et la signification des gestes, des œuvres, des faits que nous vivons. La téléologie historique reste imparfaite, et l'interprétation stagne en raison de l'impossibilité de lire et de relire en fonction de la fin de l'histoire, qu'à l'évidence nous ne connaissons pas.

Ce malaise se répercute tout autant sur les œuvres narratives, dont la fuite du sens, la chute de l'intrigue déstabilisent les lecteurs (les textes déplaçant les repères interprétatifs convenus) — se trouve de la sorte illustrée l'analogie avancée entre narrativité et contemporanéité. En lien avec la faillite du sens de l'histoire en contexte contemporain, quelle définition donner du récit, de la narrativité (si tant est qu'on puisse considérer que ces deux termes renvoient à une seule et même réalité) ? Plus encore, comment envisager la narrativité aujourd'hui, de façon autonome par rapport à l'histoire et à ses obsessions (l'Histoire avec sa grande Hache, comme disait Perec) ? Seule pourra nous éclairer la lecture d'œuvres clamant leur foi en une pratique du raconter, du storytelling (à entendre sans la connotation de manipulation sociale que lui accole un Christian Salmon) — un storytelling immédiatement ancré dans l'événement.

 

Bibliographie

Agamben, Giorgio (2008), Qu'est-ce que le contemporain ?, Paris, Payot-Rivages (Petite bibliothèque).

Goldenstein, Jean-Pierre (1990), « Le temps de l’histoire littéraire », dans Henri BÉHAR et Roger FAYOLLE (dir.), L’histoire littéraire aujourd’hui, Paris, Armand Colin, p. 58-66.

Hartog, François (2003), Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil (Librairie du XXIe siècle).

Hartog, François (2005), Évidence de l'histoire. Ce que voient les historiens, Paris, Éditions EHESS (Cas de figure).

Ricœur, Paul (1991 [1983]), Temps et récit. Tome 1 : L'intrigue et le récit historique, Paris, Seuil (Points).

Salmon, Christian (2008 [2007]), Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La découverte (Poche).