Scènes de cul postmodernes et autres allusions à la neuvième porte du corps
En mars dernier, je faisais paraître, dans le cahier Champ libre du journal Le mouton noir, un article critique[1] sur le roman La canicule des pauvres[2] de Jean-Simon DesRochers. Sans le savoir, j’y exposais un croquis du plan de ce présent travail. La canicule des pauvres est un des rares romans québécois contemporains à être reconnu à la fois comme succès commercial et littéraire. Pour donner un avant-goût de l’histoire, ou plutôt des histoires puisque le roman est construit en calquant la méthode des téléromans populaires, c'est-à-dire plusieurs histoires qui s’entrecoupent ou pas, disons seulement que la pornographie est omniprésente et présentée de manière explicite, que la drogue est souvent l’élément rassembleur entre toutes ces histoires, mais, surtout, que ce sont les personnages et leur évolution qui génèrent celles-ci.
Nous avons donc entre les mains un «roman adressé à ceux qui ne lisent pas[3]» et, ironiquement, c’est en faisant une analyse plus poussée des éléments inhérents à la littérature postmoderne que le lecteur plus aguerri trouve son compte. C’est donc dans cette optique que j’ai choisi de lire La canicule des pauvres et je vais montrer comment les multiples mises en abyme, l’intertextualité et les différentes formes d’intermédialité servent à générer l’autoréflexivité de l’œuvre et de son contexte d’édition.
Étant donné que le roman renferme plusieurs histoires, je propose de faire plusieurs microanalyses de cette autoréflexivité. Chaque partie de cette analyse sera donc dédiée à un personnage et aux enjeux qui s’y rapportent. C’est autour de ces derniers que je développerai mon étude en mettant en lumière le ou les rôles de créateurs, acteurs, observateurs ou récepteurs dont chacun d’entre eux a hérité. Il est à noter que l’ordre dans lequel j’ai décidé de présenter les personnages n’est pas tributaire de leur importance dans le roman, mais relève plutôt d’un choix visant à favoriser un meilleur cheminement de mes idées.
Sade se paie une pute
Ou, pire :
En représentant Adamson comme figure d’auteur et Jade comme figure de lecteur, nous observons la tension qui existe entre ces derniers. Premièrement, Adamson doit écrire, sinon il va mourir; on l’a bien averti : «Deux jours où tu publies rien sur le forum de Montréal [merb.ca], j’envoie un gars pour t’effacer… (CP, p. 298)» L’insistance[5] qu’on accorde à cet état de fait instaure une mise en abyme qui représente bien un des éléments de la recette aporétique de Jean-Simon DesRochers : Il faut écrire chaque jour. Non seulement, et les auteurs s’accordent sur ce point, il faut écrire chaque jour pour se proclamer auteur, encore faut-il publier régulièrement si on veut rendre son public dépendant. De plus, il y a cette Jade qui est obligée de regarder les scènes décrites plus haut. Mais qui est cette Jade si ce n’est le lecteur? Dans toutes les scènes précédentes, on dit que Jade est forcée d’assister aux scénarios tordus d’Adamson. Pourtant, jusqu’à la fin, elle le fait par choix; rien ne l’oblige à continuer sauf l’argent qui est en jeu. Le lecteur non plus n’est pas obligé, il pourrait passer les pages ou lire en diagonale, mais il ne le fait pas. Il se retrouve, bien malgré lui, attaché à sa chaise, tout comme Jade au moment où elle assiste à la scène la plus horrible.
Zach et Daphnée forment un pseudocouple. Si j’ai terminé la dernière partie avec l’idée de l’incarnation de l’auteur dans ses personnages, c’est pour amener celle-ci : L’auteur doit composer avec le fait qu’il va être lu et assumer son texte suite à la publication. Dans La canicule des pauvres, Zach se fait embobiner par Kaviak (par l’entremise de Takao) et tourne un film porno amateur qui se retrouve sur Internet, ce à quoi il se dit : «Putain… si jamais Daphnée voit ce truc. MERDE! (CP, p. 369)»
En réalité, ce n’est ni Takao ni Kaviak qui embobinent Zach; c’est Daphnée qui veut égaliser les choses parce qu’elle a fait de même; elle a joué dans un porno de Kaviak. Alors elle établit un plan. Pourtant, le rôle qui lui est donné dans La canicule des pauvres est celui de l’actrice; celle qui n’a pas de personnalité propre, qui incarne tout ce qu’on lui dit d’être. Paradoxalement, le rôle de créateur (celui sans qui rien ne serait arrivé) est attribué à celle qui joue un personnage, celle qui tourne des films pornos et des publicités. Ici, l’intelligence est donnée à celle qui incarne le dernier rôle, au même titre que Samuel Nolan incarnait un rôle inventé par Adamson. Encore une fois, une sorte de fusion vient souder le personnage et le créateur, au point de se demander qui tire les ficelles. Il ne faudrait pas oublier qu’écrire c’est avoir la capacité d’incarner plusieurs rôles, notamment celui du lecteur.
Claudette abattage et l’héritage de la contre-culture
La canicule des pauvres, à l’image des habitants du Gallant, tire sa substance à la fois de la culture populaire et à la fois de la contre-culture. Le cinquième étage du Gallant est habité par un groupe de sidéens qui passent leur temps à faire des orgies et à créer de la musique : «quelque chose [qui se situe quelque part] entre la musique punk et l’expérimental. Une fusion sans homogénéité, un son rempli d’impureté. Quelque chose de vivant, d’imparfait, de grossier…de réel… (CP, p. 378)». Plusieurs idées jailliront d’une discussion entre les membres du groupe qui exclue Lulu, la tête dirigeante du groupe : «Moi je suis écœuré de sa manière de nous contrôler, il y a pas juste elle qui peut lire des essais pi faire des théories… [… ] T’sais, Lulu, elle se pense postmoderniste parce qu’elle dirige un groupe de postpunk. (CP, p. 586)» L’association des mots postpunk et postmoderniste donne à penser que ce qui est dénoncé ici tient de l’aporie que représente la marginalité; quand la mode devient la marge, qu’est-ce qui devient la marge? Les autres éléments que je retiendrai de ces conversations pourraient représenter les questionnements intérieurs auxquels sont confrontés, probablement, tous les artistes qui choisissent la voix de la contre-culture. En voici des bribes :
Encore une fois, nous avons droit à un retournement semblable aux deux précédents; le personnage se libère de l’emprise du créateur. En effet, les membres de Claudette abattage prennent, en quelque sorte, conscience de leur existence, existence qui est symbolisée par la mort imminente : «À moins qu’un hostie de génie se dégraisse les neurones pis accouche d’un miracle, ma vie va être courte… pareil pour Chloé… pareil pour toi…j’ai pas envie de m’accomplir dans le symbolisme… pis encore moins dans le symbolisme d’une autre personne que moi… (CP, p. 585)» Cette affirmation se présente comme un écho symbolique au monde de la marge. On pourrait aussi être tenté de dire que «l’hostie de génie » dont il est question est l’auteur et que La canicule des pauvres est le miracle dont on parle. À ce sujet, puisqu’on a commencé à parler d’intermédialité, le disque audio enregistré par le groupe Claudette abattage pourrait s’avérer lui aussi être une forme de mise en abyme de La canicule des pauvres; en plus d’être postpunk marginal postmoderne, il est prévu qu’il verra le jour en «septembre [puisque] la compagnie dit qu’il se vendra mieux comme cela (CP, p. 108)». Outre le fait que nous observons ici un processus de réflexivité du monde commercial de l’édition, ce qui vient encore une fois s’opposer à la notion même de marginalité, cela nous rappelle que le roman dont la citation provient a été lui-même lancé en septembre 2009[6].
Ce qui entre par le cul, et ce qui en ressort
Dans le paragraphe précédent, j’ai évoqué la notion d’intermédialité sans la définir. C’est donc sous cet angle que je propose d’amener le personnage de Kaviak, pornographe amateur et philosophe à temps partiel.
Pour arriver à ce qu’ont en commun la pratique de Kaviak et La canicule des pauvres, je dois retourner à Lulu de Claudette Abattage. J’ai déjà parlé des orgies que s’offrait le groupe de musique. Pendant une de ces scènes, quelqu’un «se tient derrière elle, équip[é] d’un gode-à-cul plus petit, bien mouillé. Lulu relève son derrière pour l’inviter à suivre la voie socratique. (CP, p. 280)» Cette voie socratique, cette voix philosophique c’est celle du deuxième discours de Kaviak. En effet, Kaviak tourne des films pornographiques –on peut encore parler de mise en abyme par intermédialité– mais il se sert aussi de son studio pour enregistrer des capsules philosophiques. Dans le chapitre intitulé «La philosophie des lumières» (CP, p. 113-116), Kaviak installe son studio. Il utilisera la formulation «le vice suit la voie de la lumière (CP, p. 115) » pour nous donner la puce à l’oreille concernant son double discours. Or, c’est seulement par l’entremise du site pornographique de ce dernier qu’on peut y avoir accès. En effet, le lien qui permet d’aller sur le site logeant les enregistrements de ses idées, «More on kaviakmind.com (CP, p. 578) » n’apparaît à l’écran seulement qu’après le cent vingt-deuxième clic sur le site logeant les films pornographiques. Cette philosophie arrive de manière subliminale, elle arrive par la porte de derrière, elle entre par le cul pris au sens large.
En comparant La canicule des pauvres avec le double discours de Kaviak, on y constate plusieurs similarités. Le discours philosophique de Kaviak est souvent confiné dans quelques chapitres[7] facilement repérables. Le lecteur, tout comme Zach, a le choix de cliquer ou non sur kaviakmind.com; il peut choisir de ne pas lire ces chapitres (tout comme il peut le faire avec les chapitres sadiques). De plus, plusieurs phrases émanant du discours de Kaviak servent à défendre sa pratique et, par extension, ce que La canicule des pauvres représente : «Je me demande ce qu’on retiendra de moi dans vingt ans. Le cul ou les idées… ce serait bien que ce soit les deux… Non… c’est pas possible… (CP, p. 231)» ou «L’idée admise dans nos sociétés suggère qu’un participant à la culture pornographique ne jouit d’aucune crédibilité en dehors de la pornographie. (CP, p. 418)» Ces deux extraits reflètent les craintes qu’auraient pu soulever pour l’auteur l’écriture de La canicule des pauvres. N’avons-nous pas affaire ici à une mise en abyme, par extension, du postmodernisme? D’autres réflexions de Kaviak permettent de mettre en lumière le lien étroit qui s’établit entre le créateur et son public : «Pour vivre la scène dans son intensité, tu dois avoir un lien particulier avec les personnages… Regarder un film, XXX ou pas, c’est comme lire un livre, ça comble la solitude, ça efface les angoisses… c’est du rêve instantané… Les vrais voyeurs cherchent pas un spectacle, ils cherchent des apparences de vérité… (CP, p. 488-489)». Ces extraits rappellent l’aporie du réel telle que décrite par Forest dans «Reprendre et revenir»[8]. On le voit, Jean-Simon DesRochers brouille la distinction entre le personnage et le créateur, mais surtout, et en plus, il vient brouiller la distance entre le lecteur et l’auteur : «Je me considère à la fois comme un produit et un créateur du carnaval perpétuel qu’est notre époque… Je suis la parade, je suis le spectateur. (CP. p. 419)» La rhétorique de Kaviak apparaît également dans un livre mis en abyme dans le roman; Les aphorismes barbares. Ce livre, qui est qualifié de «livre à un dollar», et qui est écrit dans le même style que les idées de kaviakmind.com, est critiqué sévèrement par Sarah, un personnage qui n’a rien à voir avec ce dernier : «Qu’est ce que je dis? Je vais pas me mettre à philosopher…je connais rien en philosophie…ouais, peut-être, mais ça ferait passer le temps…avec cette chaleur…pas grand-chose d’autre à faire que de réfléchir en silence… ça ou lire les idées d’un type qui pense à ma place…n’importe quoi sauf ce vide infernal…(CP, p. 309)».
Le dernier personnage que je veux aborder ici m’amène à établir un lien d’intertextualité avec Je suis un écrivain Japonais de Dany Laferrière. En effet, Takao Ibata est un bédéiste japonais qui vient observer les Montréalais du Gallant pour écrire une bédé. Ce n’est pas du simple fait qu’il soit Japonais que j’extrapole dans un lien intertextuel. En effet, les épisodes mettant en vedette le bédéiste soulèvent le même débat que dans le livre de Laferrière : le problème d’appartenance. Cependant, dans La canicule des pauvres, il ne s’agit pas du personnage de Laferrière transposé, mais de son antithèse. En effet, Takao est vraiment Japonais et il se rend vraiment à Montréal pour, et il insiste, «voir comment [ses] voisins vivent dans ce pays... c’est une recherche… (CP, p. 233, 243)», tout en admettant vouloir «s’acclimater au milieu d’abord. (CP, p. 99)» Encore en opposition avec Je suis un écrivain japonais, Takao dit devoir «comprendre leurs intentions profondes… leur manière d’agir… pas question de recycler les clichés sur l’Amérique… il y en a trop en circulation (CP, p. 539)». Une des choses qu’on relève en premier dans le roman de Laferrière est justement l’utilisation de clichés sur le Japon, par exemple, l’onomastique des noms des deux Japonais qui viennent rendre visite à l’écrivain : Mishima et Tanizaki dont les terminaisons respectives réfèrent à Hiroshima et Nagasaki. Pour finir de nous convaincre de cette intertextualité, dans les deux livres comparés nous pouvons observer un conflit entre l’écrivain japonais et son éditeur, ainsi qu’une avance de 5000 $.
En procédant à la fois par mise en abyme et intertextualité, c’est maintenant la frontière entre les auteurs eux-mêmes qui est sublimée. En effet, tous les indices associant Takao Ibata à Je suis un écrivain japonais, en plus d’être des indices de réflexivité, se révèlent comme des mises en abyme de quelques éléments relatifs aux processus de création. Nous venons de voir l’étape de la recherche, mais avant la recherche, il faut établir un plan : «Il fait un autre pas en direction de son ordinateur. Son cerveau développe une structure linéaire à une vitesse fulgurante. Il trace le parcours de son prochain gekiga, choisit l’angle d’approche, anticipe les recherches nécessaires. (CP. P. 426)»
Le personnage de Takao est celui dont l’évolution est la plus perceptible. Au début, il est observateur et prend des clichés[10]. «Il mitraille. Il numérise des milliards de photons qui composent une vision atroce. Une vision aussi sordide que la réalité…(CP, p. 405)». Mais au fur et à mesure que l’intrigue avance, il remet en question sa propre capacité à la gérer. C’est à lui que la voix finale du roman est donnée : «Mon personnage principal sera le climat. Pas moi…le climat. C’est bien mieux. Il sera seul à être de toutes les scènes. (CP, p. 670)» En plus de renvoyer à La canicule des pauvres, cette dernière affirmation vient brouiller une dernière carte; l’auteur s’efface. Il ne reste plus qu’un seul personnage qui n’ait pas été malmené et c’est à la toute fin qu’on comprend qu’auteur, narrateur, personnages et histoire ont tous été confondus dans une seule entité, le Gallant, microcosme de Montréal. Après ses constatations d’échec, «Takao détermine qu’il mérite un temps d’arrêt. De brèves vacances pour transformer son quotidien en un doux privilège, celui de réanimer ce visage fermé qu’est le sien, celui de vivre le fiasco fonctionnel qu’est Montréal, celui de se promener, libre et sans attentes, parmi les jours de la canicule des pauvres. (CP, p. 672)»
[2] Jean-Simon DesRochers, La canicule des pauvres, Montréal, Les Herbes Rouges, 679 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle CP, suivi de la page, et placé entre parenthèses dans le corps du texte.
[3] Sous-titre de mon article qui fait référence aux remerciements de Jean-Simon DesRochers : «Et parce que l’ironie dépasse les prétentions à la sagesse, je dédie ce livre à ceux qui ne lisent pas. (CP, p. 674)» Karrick Tremblay, « La canicule des pauvres: un roman dédié à ceux qui ne lisent pas » ouvr. cité, p. 2.
[4] En effet, bien qu’il ne mentionne que Les cent vingt journées de Sodome, La canicule des pauvres partage aussi des procédés avec d’autres livres de Sade. Par exemple, les scènes d’orgies sont comparables, autant par la manière de les amener que le vocabulaire utilisé (à part ici, je n’avais vu le verbe «enconner» que dans les livres de Sade). De plus, la dernière scène avec Adamson rappelle la fin de La philosophie dans le boudoir; celle où un vérolé jette sa semence dans le con et le cul d’une femme et qu’ensuite Eugénie lui « couse et le con et le cul, pour que l’humeur virulente, plus concentrée, moins sujette à s’évaporer… » Sade, La philosophie dans le boudoir, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, p. 283
[5] À deux autres reprises, on insiste sur ce fait : «God, I must write… (CP, p. 102)» et «Si Adamson ne publie pas un texte sur merb.ca avant minuit demain, ce sera le signal définitif pour activer le plan B. (CP, p. 486)»
[6] «Lancement officiel le lundi 28 septembre de 18 à 20h au Pub Quartier Latin, rue Ontario Est à Montréal».
[7] «Parler seul (CP, p. 115)» qui, ironiquement ressemble au titre d’un recueil de poésie publié par Jean-Simon DesRochers (Parle seul) «Les superstitions ordinaires (CP, p. 229)», «La raison est sans morale (CP, p. 291)» et «La souhaitable décadence (CP, p. 418)».
[8] Philippe Forest, «Reprendre et revenir», dans Laurent Zimmerman (dir.), L’aujourd’hui du roman, Nantes, Éditions Cécile Defaut, (Littérature), 2010.
[10] Encore une fois, on pour observer que Takao est l’antithèse de l’écrivain de Laferrière. En effet, le chapitre « Le japonais de la tour Eiffel » commence ainsi : « Je n’ai jamais eu d’appareil photo. » Dany Laferrière, Je suis un écrivain japonais, Montréal, Boréal, coll. Boréal compact, 2009, p. 42.