Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines

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Les exemples d’oeuvres posthumes sont multiples; ainsi, Ecce Homo de Friedrich Nietzsche, Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand, La mort heureuse d’Albert Camus et 2666 de Roberto Bolaño ont tous été publiés —et reconnus comme de grands textes— après la mort de leurs auteurs. Il convient de s’interroger sur cette pratique de publication et sur son impact sur les littératures actuelles, celles qui sont en train de se faire et dont la réception n’est pas encore fermée par un discours académique et institutionnel. Salon double propose, à travers ce dossier, d’interroger les ouvrages publiés récemment de façon posthume. Peu importe l’année de la mort de leur auteur; ce qui nous intéresse, c’est de questionner l’inscription (ou non) de ces titres dans les littératures actuelles.

Il est évident que ce type de publication pose problème pour quiconque s’intéresse aux littératures actuelles, et nous souhaitons, avec ce dossier, réfléchir à cette problématique particulière engendrée par la pratique de publication posthume.

Il y a d'abord des «contemporains malgré eux». Ce sont ces auteurs «d’une autre époque» dont des oeuvres ont été publiées récemment. Des auteurs qui jusqu’alors étaient inconnus, ou encore des écrivains lus, étudiés et commentés dont on publie un texte demeuré inédit. On peut alors questionner la pertinence d’une telle publication posthume et se demander si cela va au-delà du simple geste de mise en valeur des archives de l’auteur. Il existe bel et bien certains titres qui étaient demeurés inédits en raison de la volonté de l’auteur mais que les ayants droit ont choisi de dépoussiérer et de publier quand même; dans d’autres cas, il s’agit plutôt d’oeuvres inachevées, que la mort de l’auteur est venue interrompre, ou d’oeuvres laissées de côté pour différentes raisons. Est-ce que les titres ainsi publiés font écho à certaines pratiques et esthétiques contemporaines? Se contentent-ils plus simplement d’offrir à un public déjà conquis un inédit de leur auteur préféré désormais mort? Ces oeuvres sont-elles anachroniques, des traces que l’on pourrait considérer comme des expansions de l’oeuvre déjà établie, ou sont-elles plutôt, véritablement, des ouvrages actuels, qui nous sont contemporains? Comment peut-on et doit-on recevoir ces textes? Comme des ouvrages anciens, presque intouchables en raison de la réputation de leur auteur, ou encore comme des textes qui nous côtoient et qui devraient dire quelque chose sur notre monde? Comment la publication d’un texte de manière posthume affecte-t-elle l’appréciation générale de l’oeuvre complète d’un auteur? Vient-elle, dans certains cas, bouleverser une cohérence qui faisait tenir ensemble tous les textes jusqu’alors? Il est intéressant de rappeler que Nietzsche lui-même avait la certitude d’être «né posthume»: est-il possible alors d’écrire de façon «prophétique», en s’adressant au futur? Peut-on être contemporain d’un peuple à venir?

Ultimement, la question qui se pose est la suivante: le fait d’être publié aujourd’hui suffit-il pour inscrire un texte dans la littérature contemporaine? Répondre oui à cette question sous-tend que ce serait l’acte de lecture qui crée le contemporain. À ce rythme, n’importe quel inédit découvert et publié à l’époque actuelle pourrait être considéré comme notre contemporain, peu importe qu’il ait été écrit au XIXe siècle ou par un auteur de la Grèce antique. Qu'est-ce qui fait (ou non) de ces exemples des oeuvres contemporaines. Qu’est-ce que cela signifie et qu’est-ce que cela implique, qu’on leur accole (ou pas) l’étiquette de littérature contemporaine?

Il existe un autre cas de figure qui concerne des auteurs qui nous sont contemporains et dont les textes ont été, pour une raison ou pour une autre, publiés après leur mort. Il peut s’agir de textes prolongeant l’oeuvre poétique ou romanesque de l’écrivain, ou encore d’archives mises au jour par une tierce personne: correspondances, journaux, carnets, etc. On peut questionner ces textes sur la base de leur inscription non seulement dans l’oeuvre de l’auteur, mais aussi dans le vaste champ des publications récentes.

Il apert donc, d'emblée, que le sujet du présent dossier est assez problématique. Il soulève un nombre incalculable de questions intitutionnelles, poétiques, esthétiques, etc., auxquelles nous n'avons pas souhaité répondre: nous avons plutôt choisi de laisser carte blanche à nos collaborateurs, qui ont abordé différents cas que nous vous présentons ici.

D'abord, Audrée Wilhelmy s'intéresse à Testament de Vickie Gendreau, dont le titre exprime la teneur: écrit avant le décès de l'auteure condamnée par une tumeur au cerveau, ce texte antemortem «contredit la mort de l'auteur telle que proclamée par Roland Barthes». Wilhelmy interroge donc le voyeurisme triomphant de notre époque, qui conditionne la réception d'une oeuvre comme celle-ci. Dans un texte consacré aux romans Suite française d'Irène Némirovsky et Les Bienveillantes de Jonathan Littell, Marius Conceatu met au jour un véritable «jeu de lecture» qui peut faire d'une oeuvre posthume un texte contemporain et d'un texte contemporain une oeuvre posthume. Il affirme en effet, au terme de l'analyse croisée de deux textes aux conditions de publication fort différentes, que «le contemporain est une question de réception, tenant d’une concordance heureuse entre une œuvre et la sensibilité du lecteur momentané». Daria Bardellotto, de son côté, s'interroge sur la pertinence de publier de façon posthume le «brouillon» d'une oeuvre inachevée par son auteur, mort assassiné avant de l'avoir complétée. Elle regarde «l'oeuvre-monstre» Pétrole de Pier Paolo Pasolini et réfléchit au concept nitzschéen d'inactuel, propre à caractériser le texte analysé ici. Emmanuel Deronne, quant à lui, livre dans son texte le témoignage d'un éditeur, puisqu'il a choisi de faire paraître sous forme de livres électroniques certains romans inédits écrits par son père dans les années 1950. Il se pose donc la question à savoir si un texte inédit et inachevé peut être avant-gardiste. On a donc là le point de vue privilégié de celui qui arrange, adapte et recrée, peut-être même, une oeuvre pas encore reçue. Louis-Daniel Godin explore dans sa contribution les différents mouvements à l'oeuvre dans les textes posthumes d'Hervé Guibert : le deuil de lui-même, impossible à réaliser, auquel l'écrivain condamné à mort doit faire face; l'anticipation de la mort, annoncée, prévue, mise en scène; le désir de filiation, c'est-à-dire de laisser derrière lui quelque chose qui survivra à la mort; et finalement la transcendance opérée après la mort, justement, par cette forme de survivance. De son côté, Jean-Philippe Gravel, qui a étudié avec l'écrivaine Nelly Arcan dans le cadre d'un séminaire de psychanalyse, réfléchit de façon toute personnelle au cas de certains de ses textes parus après sa mort, surtout à celui de «La Honte», nouvelle qui, selon lui, annonçait un roman à venir et une nouvelle étape dans l'oeuvre d'Arcan. Finalement, Rana El Gharbie vient clore ce dossier avec un texte sur Le Passé défini, un journal rédigé par Jean Cocteau à l'attention des lecteurs de l'an 2000; une oeuvre pensée dès sa rédaction pour un public pas encore né, dans un mouvement particulier analysé par El Gharbie.

Ce dossier n'apporte aucune réponse définitive à toutes les questions posées un peu plus haut. Il s'agit plutôt d'une collection d'études sur des cas bien différents les uns des autres, visant toutes un même objectif: réfléchir, en tant que lecteurs contemporains, à des oeuvres qui nous parviennent d'outre-tombe. C'est en quelque sorte une expérience extrême d'herméneutique que nous donnons à lire ici.

Pierre-Luc Landry, directeur du dossier

10 April 2013

Il semble impossible, en lisant Testament de Vickie Gendreau, de faire abstraction du contexte très singulier dans lequel le roman a été écrit. Quelle que soit la plateforme médiatique sur laquelle le livre est présenté (depuis La Presse et Tout le monde en parle jusqu’aux blogues undergrounds), le texte et son auteur paraissent partout indissociables: l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de l’écrivaine –atteinte d’un cancer au cerveau– oriente la lecture du livre et justifie l’œuvre. Vickie Gendreau a rédigé son roman parce qu’elle est condamnée. Pondu en un été et publié en septembre 2012 au Quartanier, Testament témoigne de l’urgence de vivre, d’écrire, d’être entendue. À l’opposé de la publication posthume d’un roman inachevé, écrit par un auteur prématurément happé par la faucheuse, se trouve peut-être le type d’ouvrage publié par Vickie Gendreau, qui lègue mots et fennecs à ses amis dans une œuvre testamentaire publiée avant sa mort et dans la perspective de celle-ci.

10 April 2013

Dans ce jeu, l’expérience de lecture joue un rôle crucial: en effet, l’étude de ces deux cas peut nous indiquer que le contemporain est une question de réception, tenant d’une concordance heureuse entre une œuvre et la sensibilité du lecteur momentané. Sur le plan de l’investissement du lecteur il s’opère, ici, deux mouvements inverses: dans Suite française, le lecteur posthume est forcé de combler les lacunes du texte inachevé avec les connaissances fournies par l’histoire ou d’autres (nombreuses) œuvres de fiction sur les mêmes sujets, notamment l’occupation nazie, l’exode et la vie sous le gouvernement de Vichy et les déportations des Juifs de France. Ainsi le caractère posthume vaudra-t-il au roman l’inscription dans un contemporain permanent, car les lecteurs de plusieurs époques se le revendiqueront en tant que tel. Au mouvement du posthume vers le contemporain perpétuel s’oppose le mouvement inverse dans Les Bienveillantes. Pour bien s’expliquer ce qu’il vient de lire, le lecteur doit recourir au mythe et aller en dehors du texte en essayant de comprendre le refus du récit, annoncé par un narrateur quasi-contemporain, mais difficilement compréhensible dans ses idées et actes, profondément controversé en tant que narrateur, personnage, et même en tant qu’humain. Il faut donc faire le deuil du texte, laisser se décanter les impressions et les pensées, évacuer les réactions émotionnelles inévitables lors d’une lecture investie. Le posthume, alors, relèverait de la mort du texte, qu’il faut nécessairement attendre pour une lecture réussie de cette œuvre.

10 April 2013

Pendant dix-sept ans le dernier roman de Pasolini est resté inédit. Le 30 octobre 1992, les cinq cents pages du brouillon ont connu leur première édition, que René de Ceccatty traduit en français en 1995. Une polémique a immédiatement éclaté portant sur la légitimité d’une telle publication: pourquoi éditer une œuvre qui n’est qu’un brouillon? Pasolini aurait–il autorisé la diffusion d’un texte immergé dans un si profond inachèvement?  Même le superviseur de l’édition, Aurelio Roncaglia, prend ses distances avec le texteLe manque d’élaboration formelle accentuerait en effet, selon le philologue, l’«agressivité des provocations sur le terrain scabreux de l’eros et les insinuations politiques» présentes dans Pétrole. L’inachèvement aiguiserait la brutalité du roman et donnerait «une image imparfaite» de son auteur (Roncaglia, 2006: 607).

10 April 2013

Depuis un an, j’ai entrepris un travail assez complexe, nouveau pour moi et éloigné de ma spécialisation d’enseignant-chercheur en linguistique. Il s’agit pour moi de publier ou de republier une partie des œuvres de mon père, le romancier Voltaire Deronne, alias Robert Reus (1909-1988). Les romans autrefois publiés, La Foire (1946; réédité en 2012) et L’Épidème (1947), ne trouveront à cette occasion «qu’» une seconde vie: ils ont déjà fait partie intégrante de la production littéraire de leur époque (La Foire a figuré au dernier tour du prix Cazes). Mais les œuvres inédites (une vingtaine d’œuvres de 1945 à 1960 puis de 1973 à 1988 environ) posent ce problème d’une éventuelle naissance «postmaturée» et donc du statut étrange des œuvres du passé apparaissant dans l’horizon littéraire d’une époque qui n’est plus la leur et à laquelle elles n’étaient pas destinées.

10 April 2013

Affirmer que l'écriture posthume chez Guibert s'inscrit dans un processus de deuil entraîne cette question importante: quelle mort anticipe l'auteur? Naturellement, et plusieurs études se sont penchées sur cette question, nous serions tentés d'avancer qu'il s'agit exclusivement de la mort engendrée par le sida. Les textes de Guibert publiés volontairement de manière posthume (Cytomégalovirus, Le paradis, Le mausolée des amants) sont effectivement écrits alors que l'auteur est très malade. Cela dit, une incursion dans ses textes «pré-maladie» nous indique que la mort s'inscrit dans son œuvre bien avant qu'il ne contracte le virus (1988). L'anticipation de la mort, chez Guibert, n'a donc pas seulement à voir avec la mort annoncée, elle se noue carrément au désir et à la démarche d'écriture, avant même que le sida ne s'impose dans son imaginaire et dans l'imaginaire collectif. Ainsi, l'écriture posthume s'instaure comme le miroir grossissant d'affects déjà disséminés dans l'entièreté de l'œuvre de Guibert: depuis ses débuts, l'auteur côtoie la mort dans ses formes symboliques.

10 April 2013

La came parfaite, disait William Burroughs, n’est pas un produit qui se vend au client, mais une marchandise pour laquelle le client serait prêt à se vendre au plus bas prix possible. Or la came parfaite, chez Arcan, c’est le désir même et ses signes extérieurs, tant du côté de la parade que de la convoitise. Mais comment se fait-il, quand on possède une telle intelligence de ces pièges, qu’on s’y laisse engloutir quand même? 

Là-dessus, le mystère reste entier. Pas de réponse sur ce plan-là: juste l’affirmation, interrompue dramatiquement, de cette posture intenable. 

10 April 2013

Dans Le Passé défini, à l’exemple des autres journaux de Cocteau, un jeune et futur lecteur est interpellé fréquemment. Le poète utilise souvent le temps du futur simple lorsqu’il décrit la réception de son journal et recourt à diverses expressions pour insister sur l’appartenance de son lecteur rêvé aux générations à venir. Ainsi, les récepteurs programmés sont de «jeune[s] homme[s]», des «amis futurs», des «lecteur[s] encore né[s] d’un ventre». De plus, à l’exemple d’Opium, la fonction même du Passé défini est en étroite correspondance avec l’image de ce futur lecteur. Le but du dernier journal du diariste est «de bavarder avec les camarades futurs que [son] œuvre [lui] apportera». Par ailleurs, le destinataire idéal ne doit pas seulement être jeune, il doit surtout être posthume. L’image de ce lecteur est décrite dans plusieurs journaux de Cocteau.